Bureau des entrées

le monde moderne a mis 1984 en application

Comme tous les ans, je suis invité à faire contrôler mes yeux. Je suis rassuré, mes yeux voient, encore.

Le champ visuel est une torture, puisqu’on y devine, œil après œil, d’épouvantables attaques martiennes venues du fond de l’écran. Parfois même je les imagine, lassé de cliquer frénétiquement sur le mulot.

Cette année, j’ai vaincu au moins une centaine de scuds issus du cosmos.

Le patient impatient patiente encore moins. Il faut libérer le parking au plus vite car l’occupation foncière par les bagnoles atteint son paroxysme. Les jeunes femmes de l’hosto commencent à stationner sur le gazon tout au bout de l’usine à maladies. Elles clopent, les jeunes femmes, à grandes bouffées. Manifestement le monde est à l’envers puisqu’il n’apprend plus rien à ceux (celles) qui devraient savoir. Le patient n’a pas encore sa puce sous la peau, il accomplit au pas de charge un parcours de santé au sein d’un immense monstre hospitalier où les tâches parcellisées à outrance vous plongent dans un abîme complétement déshumanisé. On passe d’une machine à l’autre, car la précédente trouve mon œil rétif, tandis qu’un enfant effrayé crie de toutes ses forces dans la pièce voisine.

D’abord montrer patte blanche

La sécurité identitaire bat son plein avec les évènements religieux qui affectent la planète terre. Le monsieur débonnaire à l’entrée, las de faire une phrase, murmure « sac », sous-entendu « ouvre ton sac! »

Cette année, autre nouveauté, mon dossier est devenu incomplet. Passage par la case bureau des entrées.

Carrefour l’avait imaginé dans le passé: pour la coupe du fromage, prendre un ticket.

Le monstre hospitalier le fait aussi, prendre un ticket. Le hall d’entrée est rempli de consoles. On chausse ses lunettes, on appelle un interprète, des milliers de doigts désaseptisés s’agitent sur les écrans.

Mais non, cette année le ticket d’accès me dirige vers le bureau des entrées. Sans aucune précaution oratoire, la dame du guichet derrière sa vitre blindée affiche C060. C’est bien moi qu’on attend. « carte Vitale » et « carte d’identité »!

Vous êtes bien monsieur X?

Ne pas tenter d’y voir plus clair, en face de moi une personne qui exécute sans expliquer…même si je lui fais observer que l’attitude est policière, rien n’y fait, on n’explique pas, ce n’est pas prévu dans le règlement.

La dame s’empare lestement de ma carte d’identité et scanne le document.

Ainsi donc, les hackers russes pourront se servir de ma bobine, et du reste, sans même avoir besoin de me le demander.

L’informatique hospitalière , (et pas que! comme on dit maintenant), on le sait, est fragile. Surtout depuis qu’on constate que nos dossiers de santé et de maladie ont la fâcheuse tendance à circuler dans le monde entier.

Je n’ai évidemment aucune confiance dans la confidentialité du monde hospitalier et médical. On l’aura compris, mon moi ne regarde que moi.

La médecine fait des merveilles

le scan, nouveau sésame du monde moderne

Qui n’est pas un jour dans sa vie confronté à l’hôpital!

J’ai encore cette chance d’y être peu allé. Ce matin, examen visuel dans le grand hôpital mulhousien, le GHRMSA. Tout y est parfaitement rodé. Comme à l’accoutumée je ne peux m’empêcher de relater cette expérience. L’hôpital de Mulhouse, comme tous les autres hôpitaux, est confronté nous dit-on à un manque de personnels et de moyens. Je suis incapable d’en juger. Pourtant je suis sûr que ses agents font des miracles, y compris parfois avec des cas graves et désespérés.

Parking payant pour consultant. J’ai commencé par aller fureter du coté des urgences, près de l’hélico du SAMU, croyant échapper à la grande entrée. Non, ce n’était pas bon, à coté des urgences, il n’y avait que la chambre mortuaire.

Devant la grande entrée, la cohorte d’ambulances et l’inévitable zone fumeurs avec les malades amputés sur leur fauteuil venus en griller une.

Une fois dans le sas, un vigile me surveille attentivement car je cherche mon masque… tout neuf en tissu immaculé et plissé, élastiques réglables et pince-nez ajustable. J’ai une femme merveilleuse qui pense à tout.

Scan du passe sanitaire. OK, c’est bon.

La liste des services se dresse face à moi dans la salle des pas perdus. C’est un grand catalogue abscons. Finalement j’avise une dame de service qui pousse son chariot.

  • L’ophtalmo?…c’est le grand couloir tout de suite à droite

Ce sera ma seule relation humaine teintée de compréhension.

Comme pour faire la queue au rayon fromage d’Auchan, prendre son ticket et attendre que votre numéro s’affiche…

Pendant qu’on me prend en charge sans aménité, derrière une vitre blindée (aménité: nom féminin signifiant amabilité), je débite au pas de charge nom, prénom, adresse, number phone. Ce faisant, j’observe un lecteur scanner derrière la vitre blindée dotée à cet endroit d’une petite fente…c’est pour valider votre ticket de parking qui vous permettra de sortir gratuitement. Sinon, c’est 1.60 euro l’heure. C’est vraiment sympa. Je ne remercierai jamais assez ce geste d’une machine me rendant la vie moins chère.

Une première mesure, votre pression intra-oculaire.

Notez bien que jamais on ne m’indiquera à quoi sert cet examen, ni d’ailleurs son résultat. En fait je le sais, votre globe oculaire est pourvu d’une humeur liquide dont la pression ne doit dépasser un certain seuil, sinon vous allez abimer votre nerf optique, risquer un glaucome et engendrer plein de choses désagréables pour votre vue notamment si le petit conduit de décharge de l’humeur est bouché.

Passage au tonomètre à air pulsé: c’est désagréable mais non douloureux et votre œil qui est malin se ferme quand on lui souffle dessus…la machine recommence mais l’opératrice s’impatiente car elle n’a pas que vous à s’occuper

  • Vous habitez à quelle adresse? ne tentez pas de lui répondre et vous? c’est juste pour voir à l’ordi si elle a le bon client.Personnellement, pour éviter ces erreurs, je préconise un bracelet avec code-barre au moment d’entrer.
  • Ne fermez pas l’œil, allons!
  • Retournez dans la salle d’attente, dans le couloir à gauche…

Bien sûr, je me trompe et j’entends appeler mon nom au bout du couloir.

Je manque de renverser le totem de gel hydroalcoolique qui trône au milieu de l’allée

  • On va vous faire un champ visuel, alors retirez vos lunettes et baissez le masque, je vais vous boucher un œil
  • N’appuyez pas sur le bouton n’importe quand sinon vous allez fausser les résultats!…

Au bout de cinq minutes, j’ai eu envie de balancer la Game-Boy. Je ne sais jamais si j’ai coulé le destroyer en haut dans le coin droit ou le périscope qui émerge insidieusement en bas au milieu. Mais j’ai l’œil, je suis capable de combattre cinq ou six attaques simultanées.

  • je vous sens bien fatigué…
  • est-ce que je peux changer de main?
  • pour quoi faire?
  • parce que j’ai la main qui fatigue…et peut-être qu’étant gaucher les ordres iront plus vite jusqu’à mon cerveau…

Manifestement la manipulatrice n’a pas apprécié ma remarque pourtant de bon sens.

Au bout de vingt minutes, j’étais dehors.

Résultats au prochain rendez-vous.

On en pensera ce qu’on veut, mais la médecine moderne est devenue très performante et d’une efficacité redoutable. On aurait tort de l’accuser de ne pas faire des efforts surhumains de productivité. Je viens d’en avoir la preuve en live.

J’ai repris ma voiture et, dernier miracle de la technologie, mon ticket de parking a déclenché le lever de la barrière me permettant de fuir ce monde aseptisé et mécanisé.